MADAME VEUT UNE AUTO - petite comédie de ménage

Par 
Pierre Faure

Pierre Faure est mon trisaïeul. Il est né en 1865 et mort en 1945. il était lyonnais et pratiquait les métiers de tulliste et de ferrandinier. Il a laissé un carnet redigé au début des années 1930 avec des souvenirs et quelques saynètes. Je publie l'une de ces saynètes pour mémoire : cette scène domestique est un témoignage d'une époque et des préoccupations de la petite bourgeoisie et des artisans de la première moitié du XXième siècle.


La scène représente un salon. Une table au milieu.

Personnages :
Auguste Michonou, 38 à 40 ans, type ordinaire
Noémie, sa femme, 28 à 30 ans, coquette et prétentieuse

Noémie, seule fouillant les poches d’un pantalon de son mari posé sur la table. Elle trouve son portefeuille, elle compte les billets :
Tiens, tiens, hier quand il est parti il avait soixante-sept francs trente centimes. Il n’a plus que soixante-deux francs. Il a donc dépensé cinq francs trente. Et il m’a dit qu’il n’avait rien dépensé du tout. Il y a du louche là-dedans.

Auguste, rentrant par la porte à droite, il est en manches de chemise, ses bretelles pendent derrière son pantalon :
Mimie, où as-tu mis mes bretelles. (s’arrêtant surpris de voir sa femme comptant son argent) Tiens, tu fouilles mes poches maintenant ?

Noémie :
Oui.

Auguste :
Pour quelle raison ?

Noémie :
Pour constater tes mensonges. Hier quand tu es sorti, tu avais soixante-sept francs trente et ce matin il manque cinq francs trente, et tu m’avais dit que tu n’avais fait aucune dépense.

Auguste, à part :
V’là quelque chose de nouveau. Que veut-elle me demander ? (à sa femme) Oui, j’avais oublié de te dire que j’avais rencontré le gros Jules à la sortie du bureau et nous avons été prendre l’apéritif ensemble.

Noémie :
Ce sont des mensonges. Il y a longtemps que je te surveille sans en avoir l’air. Tu n’es plus le même avec moi ; je suis sûre que tu as une maîtresse et c’est avec elle que tu fais toutes tes dépenses.

Auguste :
Allons bon, voilà que j’entretiens une maîtresse avec cinq francs trente. A ce prix-là, elle ne serait pas chère.

Noémie :
Blague tant que tu veux va, je sais ce que je dis !

Auguste :
Tu ne me dis pas si c’est une poule de luxe car tu vois, j’y mets les grands prix !

Noémie, pleurnichant :
Mon Dieu mon Dieu que je suis malheureuse, si au moins je n’avais pas perdu maman, je retournerais vers elle.

Auguste, énervé :
Ta mère, mais tu ne l’as pas perdue, tu sais fort bien qu’elle repose à côté de ton père depuis deux ans, pour mon plus grand bonheur.

Noémie :
Elle te faisait donc bien du mal ma mère !

Auguste :
Mais pas du tout, seulement on l’avait sur le dos toute la journée. Elle se mêlait de tout, voulait tout commander, avec elle je ne pouvais pas faire un pas tout seul sans qu’elle excite ta jalousie et si je rentrais un quart d’heure en retard, c’est que j’avais été voir des amies. Elle fouillait mes poches, comme du reste tu fais, elle flairait mes vêtements pour voir s’ils avaient l’odeur et le parfum des poules. Elle grognait quand j’avais fumé un cigare ou une pipe à la maison. Si en entrant j’essuyais pas bien mes souliers elle poussait des cris de paon. Et son chien qui a eu le bon esprit de crever quelques jours après elle. Une bête hargneuse, crotteuse et sale, coléreuse, galeuse et affreuse à laquelle il fallait avoir toutes sortes d’égards, le tolérer couché sur les fauteuils, choisir ses morceaux et être toujours à sa disposition, que ce personnage éprouvait le besoin de lever la patte ou de faire autre chose. Et si par hasard je dérangeais monsieur de dessus son fauteuil pour prendre sa place, monsieur montrait ses dents et ta mère le prenait dans ses bras en me bombardant de tout son répertoire d’ancienne cantinière, et le chien à son tour faisait comme elle. Alors la bête et la femme m’engueulaient à qui mieux mieux et tu voudrais que je la regrette, non merci ! Ici tout marchait d’après les ordres de son Azor, il fallait être à son service selon ses goûts et ses besoins. Le dimanche si on voulait aller au théâtre ou au ciné, comme on ne pouvait pas se passer d’avoir ta mère avec nous et que par contrecoup ta mère ne pouvait se passer d’avoir son affreux cabot avec elle, et comme au théâtre et au ciné on ne recevait pas les chiens, alors on était obligé de se promener le long des rues et des quais. Et si encore ta mère s’était contentée de nous cramponner, mais elle ne se plaisait qu’à troubler notre ménage, à te faire remarquer l’heure de mes sorties et de mes rentrées, à t’insinuer que si je restais un peu plus tard dehors que ce n’était pas pour contempler la lune ou les étoiles. Que je devais sûrement avoir une amie avec laquelle je passais mon temps et avec laquelle je dépensais en folles orgies les cents francs que tu m’octroyais généreusement tous les mois pour mon train, pour mon tabac et mes petites dépenses. Tu me dis que j’ai une maîtresse, mais oui, j’en ai même plusieurs, j’ai une négresse danseuse de music-hall. J’ai une chanteuse d’opéra et une écuyère de cirque, avec mes cents francs par mois, je leur fournis à chacune un hôtel, une auto avec chauffeur. L’été je les mène à la campagne et l’hiver à Nice, là es-tu contente ?

Noémie, toujours pleurant :
Elles sont bien belles ses femmes pour faire tant des folies pour elles : et bien alors, je sais ce qu’il me reste à faire. Je vais demander le divorce, je ne veux pas rester plus longtemps avec un homme qui dépense son argent avec des maîtresses et qui me refuse une auto.

Auguste :
Voilà le grand mot lâché. Je savais bien qu’il y avait une anguille sous roche.

Noémie :
Tout le monde a son auto, toutes nos connaissances en ont. Nous avons l’air ridicule de ne pas faire comme tout le monde. Regarde les Dupont, les Dumil, les Arrout, ils ont tous leur auto. Les dimanches ils s’en vont sur les routes à la campagne faire des randonnées. Ils vont dîner à cent-cinquante ou deux cents kilomètres de Paris. Là, c’est une existence que je n’aurai jamais avec toi ! Quand je t’ai épousé je croyais épouser un homme qui me procurerait tout le confort moderne et voilà six ans que nous sommes mariés, je végète toujours dans mon appartement au quatrième. Je suis obligée de raccommoder le linge et faire la cuisine, car ce n’est pas avec tes appointements que l’administration te donne que nous pouvons nous offrir le luxe d’avoir une bonne. Tandis que je vois les maris de mes amies qui ont su se faire une place au soleil et qui ne végètent pas comme nous, j’en ai assez de cette existence.

Auguste :
Tu as raison, divorçons ! Une fois libre tu pourras choisir un homme multimillionnaire qui te procurera tout le confort et tout le luxe qui cadrera à ta beauté. Quant à moi, je ne peux rien t’offrir de plus, quand tu m’as épousé, tu savais très bien ma situation. Tu sais très bien que mon avancement dépend d’un décès ou d’une mise à la retraite d’un collègue. Tu ne voudrais pas cependant que je tue mon chef de bureau pour avoir sa place.

Noémie :
Je ne demande pas tant que ça. Je demande une auto, voilà : si j’en avais une je serais la plus heureuse des femmes et toi le plus gentil des maris.

Auguste :
Et bien oui, tu l’auras ton auto, car je ne te l’ai pas dit, j’ai changé de poste voilà un an, mes appointements ont été augmentés, j’ai mis l’augmentation de côté et au printemps nous aurons notre petite auto couverte, intérieur à deux places.

Noémie, l’embrassant :
Tu es le plus gentil des maris.

Auguste, à part :
Nous, les hommes, nous serons toujours les éternels esclaves de la femme.

Fin

Posts les plus consultés de ce blog

ACTUALITÉ de Rodolphe Corrion

ALICE

PARTAGE DU SOMMEIL