RECITS DU GOUT: Lait voyageur
Par
Rodolphe Corrion
Ce conte fait partie d'une commande de l'association Culture & Hôpital dans le cadre expérimental d'un atelier multi-sensoriel Alzheimer.
Un fermier
Il vivait dans une belle région verte où l’herbe était tendre
Au Nord la mer
Au Sud la grande ville
Et tout autour de sa ferme
Sur des milliers d’hectares
Des pâturages
Des fermes
Et des milliers de vaches
Les vaches de ce fermier broutaient l’herbe des champs
Cette herbe verte et grasse
Généreuse et variée
Et donnaient un lait
Exceptionnel
Une douceur en bouche
Une caresse
Un nectar
Et bien que les fermes fussent proches
Comme les champs n’étaient pas tout à fait les mêmes
Certains ayant telles herbes
D’autres telles autres
Les vaches ne donnaient pas le même lait
Chacun était unique
Mais un point commun
Tous étaient délicieux
Un soir
Un marchand qui venait de très loin à l’Est et accomplissait un très grand voyage pour vendre et acheter de la marchandise demanda l’hospitalité au fermier
Il était tard et la nuit était déjà tombée
La fraîcheur nocturne le faisait trembler
Le fermier l’accueillit simplement
Le fit asseoir à sa table
Lui servit une soupe chaude
Un peu de viande
Quelques fruits
Le marchand dévora
Mais avait toujours froid
Je connais un remède lui dit le fermier
Et il fit chauffer du lait frais de la journée
Et le servit au marchand
Intrigué par ce lait à l’odeur si spéciale
Le marchand fronça d’abord les sourcils
Puis but une petite gorgée
Alors son visage s’éclaira
Quel étonnant lait
Moi qui viens de loin à l’Est je n’en ai jamais bu d’aussi délicieux
Il a un goût unique
Ça oui dit le fermier
Et allez donc goûter ceux de mes voisins
Aucun de nos laits n’a le même goût
Réchauffé par la boisson
Le marchand était bien fatigué
Et le fermier le mena vers une paillasse pour qu’il puisse passer la nuit
Il s’endormit vite
Mais les marchands sont une race étrange et parfois bien créative lorsqu’il s’agit de gagner de l’argent
Il rêva dans son sommeil de ce lait délicieux
Et de la fortune qu’il pourrait amasser en le vendant dans son pays au lait tout à fait ordinaire
Le soleil levé
Il acheta un litre de lait frais au fermier et prit congé
Il se rendit alors chez les fermiers voisins et leur acheta à chacun un litre de leur lait
Et quand sa carriole fût pleine du nectar blanc
Il quitta la région
Pendant plusieurs lunes le fermier n’entendit plus parler du marchand
Ni les fermiers alentours
Chacun continuait sa vie
Mais un jour la carriole était à nouveau dans la cour de la ferme et le marchand devant la porte du fermier
Surpris celui-ci l’accueillit amicalement
L’invita à s’asseoir
Et lui servit de suite un verre de ce lait qui lui avait tant plu
Le marchand le but d’un trait
Transporté par la douceur et le goût du breuvage
Puis il s’adressa au fermier
Sais-tu que cela fait des lunes que j’attends de reboire ce délice
Mais comment dit le fermier
Avec tous les litres de lait que tu nous as achetés
Quand bien même c’était pour les vendre
Tu ne pouvais pas en garder un peu pour toi
Eh bien non répondit le marchand
Figure-toi que non seulement je n’en ai pas gardé pour moi mais en plus je n’ai pas pu en vendre ne serait-ce qu’un litre
Les gens de ton pays ont l’air bien difficile s’étonna le fermier
Nos laits sont fort bons il me semble et toi-même tu as dit qu’ils étaient les meilleurs de tous ceux que tu avais bus de ta vie
Meilleurs que ceux de ton pays
Certes dit le marchand mais j’ai une question à te poser
Quand tu tires du lait d’une vache
En combien de temps le bois-tu
Cela dépend
Mais dans la journée surtout
Je le bois ou l’utilise pour faire des gâteaux
Et chaque jour j’en ai du nouveau
Le marchand reprit eh bien le temps de revenir dans mon pays
Quelques semaines
Et le lait était infect
Il avait tourné
Il avait tourné dit le fermier stupéfait
Il n’avait jamais vu cela car il n’avait jamais conservé de lait plus de deux jours
Oui reprit le marchand
Et je ne sais pas en combien de jours il a tourné
Mais il était imbuvable quand j’ai voulu le vendre
Sur ce je ne reste pas
Je continue ma route
Mais je ne voulais pas repasser près de chez toi sans boire de cette douce boisson
Je reviendrai dans quelques lunes lors de mes prochains voyages
Porte-toi bien d’ici là
Cette nuit-là
Le fermier ne dormit pas
Il était à la fois étonné et fasciné par ce lait qui tourne
Et dès le lendemain
Il entreprit toutes sortes d’expériences
Il tira du lait de ses vaches
En mit un peu dans différents pots
En terre
En bois
Ou autres
Et certains à la cave
D’autres au grenier
D’autres près de l’âtre
Et chaque jour il vint voir l’état de chaque lait
Goûta
Et nota
Et
Très vite
Tous les laits tournèrent
Il fût déçu
Et continua sa vie normale
Mais un jour
Alors qu’il mettait de l’ordre dans la grange
Il découvrit un pot oublié
Il s’apprêta à le jeter
Mais vit que le contenu était très étrange
Comme un pain
Blanc
Et ferme
Il alla dans sa cuisine
Coupa un morceau de ce lait durcit
Et goûta
Il fut transporté
Encore plus que le marchand goûtant son lait
Il n’avait jamais mangé cela auparavant
Le goût
La texture
C’était une merveille
Il réunit les fermiers alentours et leur fit part de sa découverte
Tous étaient éberlués
Chacun devrait en faire autant dit notre fermier
Ainsi nous saurons si avec des laits différents vous arrivez aussi à obtenir cette pâte étrange
Plusieurs mois se passèrent
Les fermiers avaient tous fait comme prévu
Et tous arrivèrent un beau jour avec le fruit de leurs expériences
Et là
Ce fut un moment extraordinaire
Pas une des pâtes obtenues n’avait le même goût
Et toutes étaient délicieuses
Très excités
Les fermiers entreprirent d’en faire d’autres
Ils se réunissaient au fur et à mesure qu’ils découvraient de nouvelles sortes de ces pâtes qu’ils avaient baptisé fromages
Certains présentaient des fromages frais comme une crème
D’autres secs et puissants
Et même
On eut l’idée d’y ajouter de l’ail
Des noix
Et d’autres choses encore
Certains avaient des taches bleues
D’autres avaient une croûte qui jaunissait drôlement
Bref
Chaque fromage était unique
Et les fermiers
Devenus des inventeurs
Passaient de longues soirées à discuter
Comparer
Rire avec les fromages
Ils inventaient aussi des recettes
En mettaient sur du pain
Dans les plats
Les faisaient fondre à la chaleur du feu
Leur vie se colorait
Le fromage rendait leur quotidien joyeux
Et même festif
Mais un jour
Le marchand repassa dans la région
Il s’arrêta chez le fermier comme à l’accoutumée
Il trouva ce dernier joyeux
Et surtout sentait une odeur étrange dans la maison
Qu’est-ce que cela sent demanda-t-il
Ça répondit le fermier
C’est l’odeur du fromage
Et il lui raconta tout
De ses petites expériences jusqu’aux recettes de cuisine
Le marchand demanda à goûter à toutes ces merveilles
Alors son hôte réunit le lendemain tous les fermiers de la région et chacun apporta ses fromages
Ce fût une grande fête
On but de l’alcool de pomme
On chanta
On dansa
On rit jusque fort tard dans la nuit
Les jours qui suivirent
Le marchand alla chez chaque paysan
Acheta ses fromages
Et demanda comment il avait fait
Puis
Sa carriole pleine
Il partit
Il traversa tout ce pays
Puis tous les pays voisins
Puis prit le bateau pour aller sur les îles
A chaque étape il vendait des fromages et expliquait comment cela se faisait
Certains clients se mirent à en faire avec le lait de leurs vaches
D’autres le firent avec leur lait de brebis ou de chèvre
Si bien qu’en quelques années
Il y avait des dizaines de fromages différents dans chaque région de chaque pays
Et le commerce allait bon train
Et si on ne pouvait pas vendre le lait d’un pays à l’autre
On pouvait vendre le fromage
Le lait sous cette forme pouvait voyager
Et chaque acheteur découvrait un peu de la région d’où le fromage provenait
Qui aurait cru que du lait oublié pouvait à ce point rapprocher les hommes entre eux
Et voilà comment le fromage
Fruit du mariage du lait avec la patience
Devint un aliment si courant
Et franchit même les océans pour être connu du monde entier
Rodolphe Corrion
Ce conte fait partie d'une commande de l'association Culture & Hôpital dans le cadre expérimental d'un atelier multi-sensoriel Alzheimer.
Il était
une fois
Dans un
pays très lointain où les vaches côtoient les chevauxUn fermier
Il vivait dans une belle région verte où l’herbe était tendre
Au Nord la mer
Au Sud la grande ville
Et tout autour de sa ferme
Sur des milliers d’hectares
Des pâturages
Des fermes
Et des milliers de vaches
Les vaches de ce fermier broutaient l’herbe des champs
Cette herbe verte et grasse
Généreuse et variée
Et donnaient un lait
Exceptionnel
Une douceur en bouche
Une caresse
Un nectar
Et bien que les fermes fussent proches
Comme les champs n’étaient pas tout à fait les mêmes
Certains ayant telles herbes
D’autres telles autres
Les vaches ne donnaient pas le même lait
Chacun était unique
Mais un point commun
Tous étaient délicieux
Un soir
Un marchand qui venait de très loin à l’Est et accomplissait un très grand voyage pour vendre et acheter de la marchandise demanda l’hospitalité au fermier
Il était tard et la nuit était déjà tombée
La fraîcheur nocturne le faisait trembler
Le fermier l’accueillit simplement
Le fit asseoir à sa table
Lui servit une soupe chaude
Un peu de viande
Quelques fruits
Le marchand dévora
Mais avait toujours froid
Je connais un remède lui dit le fermier
Et il fit chauffer du lait frais de la journée
Et le servit au marchand
Intrigué par ce lait à l’odeur si spéciale
Le marchand fronça d’abord les sourcils
Puis but une petite gorgée
Alors son visage s’éclaira
Quel étonnant lait
Moi qui viens de loin à l’Est je n’en ai jamais bu d’aussi délicieux
Il a un goût unique
Ça oui dit le fermier
Et allez donc goûter ceux de mes voisins
Aucun de nos laits n’a le même goût
Réchauffé par la boisson
Le marchand était bien fatigué
Et le fermier le mena vers une paillasse pour qu’il puisse passer la nuit
Il s’endormit vite
Mais les marchands sont une race étrange et parfois bien créative lorsqu’il s’agit de gagner de l’argent
Il rêva dans son sommeil de ce lait délicieux
Et de la fortune qu’il pourrait amasser en le vendant dans son pays au lait tout à fait ordinaire
Le soleil levé
Il acheta un litre de lait frais au fermier et prit congé
Il se rendit alors chez les fermiers voisins et leur acheta à chacun un litre de leur lait
Et quand sa carriole fût pleine du nectar blanc
Il quitta la région
Pendant plusieurs lunes le fermier n’entendit plus parler du marchand
Ni les fermiers alentours
Chacun continuait sa vie
Mais un jour la carriole était à nouveau dans la cour de la ferme et le marchand devant la porte du fermier
Surpris celui-ci l’accueillit amicalement
L’invita à s’asseoir
Et lui servit de suite un verre de ce lait qui lui avait tant plu
Le marchand le but d’un trait
Transporté par la douceur et le goût du breuvage
Puis il s’adressa au fermier
Sais-tu que cela fait des lunes que j’attends de reboire ce délice
Mais comment dit le fermier
Avec tous les litres de lait que tu nous as achetés
Quand bien même c’était pour les vendre
Tu ne pouvais pas en garder un peu pour toi
Eh bien non répondit le marchand
Figure-toi que non seulement je n’en ai pas gardé pour moi mais en plus je n’ai pas pu en vendre ne serait-ce qu’un litre
Les gens de ton pays ont l’air bien difficile s’étonna le fermier
Nos laits sont fort bons il me semble et toi-même tu as dit qu’ils étaient les meilleurs de tous ceux que tu avais bus de ta vie
Meilleurs que ceux de ton pays
Certes dit le marchand mais j’ai une question à te poser
Quand tu tires du lait d’une vache
En combien de temps le bois-tu
Cela dépend
Mais dans la journée surtout
Je le bois ou l’utilise pour faire des gâteaux
Et chaque jour j’en ai du nouveau
Le marchand reprit eh bien le temps de revenir dans mon pays
Quelques semaines
Et le lait était infect
Il avait tourné
Il avait tourné dit le fermier stupéfait
Il n’avait jamais vu cela car il n’avait jamais conservé de lait plus de deux jours
Oui reprit le marchand
Et je ne sais pas en combien de jours il a tourné
Mais il était imbuvable quand j’ai voulu le vendre
Sur ce je ne reste pas
Je continue ma route
Mais je ne voulais pas repasser près de chez toi sans boire de cette douce boisson
Je reviendrai dans quelques lunes lors de mes prochains voyages
Porte-toi bien d’ici là
Cette nuit-là
Le fermier ne dormit pas
Il était à la fois étonné et fasciné par ce lait qui tourne
Et dès le lendemain
Il entreprit toutes sortes d’expériences
Il tira du lait de ses vaches
En mit un peu dans différents pots
En terre
En bois
Ou autres
Et certains à la cave
D’autres au grenier
D’autres près de l’âtre
Et chaque jour il vint voir l’état de chaque lait
Goûta
Et nota
Et
Très vite
Tous les laits tournèrent
Il fût déçu
Et continua sa vie normale
Mais un jour
Alors qu’il mettait de l’ordre dans la grange
Il découvrit un pot oublié
Il s’apprêta à le jeter
Mais vit que le contenu était très étrange
Comme un pain
Blanc
Et ferme
Il alla dans sa cuisine
Coupa un morceau de ce lait durcit
Et goûta
Il fut transporté
Encore plus que le marchand goûtant son lait
Il n’avait jamais mangé cela auparavant
Le goût
La texture
C’était une merveille
Il réunit les fermiers alentours et leur fit part de sa découverte
Tous étaient éberlués
Chacun devrait en faire autant dit notre fermier
Ainsi nous saurons si avec des laits différents vous arrivez aussi à obtenir cette pâte étrange
Plusieurs mois se passèrent
Les fermiers avaient tous fait comme prévu
Et tous arrivèrent un beau jour avec le fruit de leurs expériences
Et là
Ce fut un moment extraordinaire
Pas une des pâtes obtenues n’avait le même goût
Et toutes étaient délicieuses
Très excités
Les fermiers entreprirent d’en faire d’autres
Ils se réunissaient au fur et à mesure qu’ils découvraient de nouvelles sortes de ces pâtes qu’ils avaient baptisé fromages
Certains présentaient des fromages frais comme une crème
D’autres secs et puissants
Et même
On eut l’idée d’y ajouter de l’ail
Des noix
Et d’autres choses encore
Certains avaient des taches bleues
D’autres avaient une croûte qui jaunissait drôlement
Bref
Chaque fromage était unique
Et les fermiers
Devenus des inventeurs
Passaient de longues soirées à discuter
Comparer
Rire avec les fromages
Ils inventaient aussi des recettes
En mettaient sur du pain
Dans les plats
Les faisaient fondre à la chaleur du feu
Leur vie se colorait
Le fromage rendait leur quotidien joyeux
Et même festif
Mais un jour
Le marchand repassa dans la région
Il s’arrêta chez le fermier comme à l’accoutumée
Il trouva ce dernier joyeux
Et surtout sentait une odeur étrange dans la maison
Qu’est-ce que cela sent demanda-t-il
Ça répondit le fermier
C’est l’odeur du fromage
Et il lui raconta tout
De ses petites expériences jusqu’aux recettes de cuisine
Le marchand demanda à goûter à toutes ces merveilles
Alors son hôte réunit le lendemain tous les fermiers de la région et chacun apporta ses fromages
Ce fût une grande fête
On but de l’alcool de pomme
On chanta
On dansa
On rit jusque fort tard dans la nuit
Les jours qui suivirent
Le marchand alla chez chaque paysan
Acheta ses fromages
Et demanda comment il avait fait
Puis
Sa carriole pleine
Il partit
Il traversa tout ce pays
Puis tous les pays voisins
Puis prit le bateau pour aller sur les îles
A chaque étape il vendait des fromages et expliquait comment cela se faisait
Certains clients se mirent à en faire avec le lait de leurs vaches
D’autres le firent avec leur lait de brebis ou de chèvre
Si bien qu’en quelques années
Il y avait des dizaines de fromages différents dans chaque région de chaque pays
Et le commerce allait bon train
Et si on ne pouvait pas vendre le lait d’un pays à l’autre
On pouvait vendre le fromage
Le lait sous cette forme pouvait voyager
Et chaque acheteur découvrait un peu de la région d’où le fromage provenait
Qui aurait cru que du lait oublié pouvait à ce point rapprocher les hommes entre eux
Et voilà comment le fromage
Fruit du mariage du lait avec la patience
Devint un aliment si courant
Et franchit même les océans pour être connu du monde entier