RECITS DU GOUT: Curry guérisseur
Par
Rodolphe Corrion
Ce conte fait partie d'une commande de l'association Culture & Hôpital dans le cadre expérimental d'un atelier multi-sensoriel Alzheimer.
Il était une fois
Dans un pays très lointain où les éléphants côtoient les vaches
Un roi
Il régnait dans une région au cœur d’une immense péninsule
Si bien qu’il y avait des royaumes voisins au nord
Au sud
A l’est
Et à l’ouest
Et aucun de ses voisins ne pouvait souffrir les autres
Cela rendait le roi bien malheureux
Car il avait soif d’échanges
Mais comble de tristesse
Il souffrait depuis peu d’un mal terrible
Toutes les parties de son corps étaient comme paralysées
Il avait un conseiller
Un vieux sage avec une barbe longue
Qui était aussi savant
Et connaissait la médecine
Mais en ce temps-là
La médecine était bien peu de chose
Et les malades mouraient souvent
Et on ne savait si c’était de la maladie
Ou du remède
Ce matin où le roi s’éveilla sans pouvoir
bouger un membre
Il voulut appelerMais sa langue et les muscles de son visage ne bougeaient guère
Comme l’heure passait
Un serviteur entra dans la chambre royale pour l’éveiller
Et trouva le roi étendu sur son lit
Raide comme une pièce de bois
Mais avec dans les yeux un tel regard de désespoir qu’il comprit qu’il y avait un souci
Et il se hâta de faire venir le sage
Le vieil homme fût bientôt là
Et il examina minutieusement le roi
Et il déclara
Roi
Il te faut un remède que je vais préparer moi-même avec les herbes de notre terre
Et il alla dans la cuisine
Il se fit apporter des graines de coriandre
De cumin
De moutarde
De fenouil
Et il ajouta de l’ail
De l’oignon
Du sel
Et du poivre
Et des clous de girofle
Et du piment
Et du gingembre
Et de la cardamone
Tout ceci fut broyé
Pilé
Réduit en poudre
Et il apporta ce remède au roi
Sitôt avalée cette mixture
Le roi ouvrit fort les yeux
Et poussa un cri
Sa tête avait repris ses usages
Ses expressions revenaient
Et il put parler
Tu es guéri grand roi lui dit le savant
Hélas non
Car seule ma tête peut bouger
Il manque à ton remède des ingrédients pour me guérir totalement
Retourne dans la cuisine et finis ton travail
Le savant fût bien embêté
Il ne connaissait aucun autre remède
Il s’enferma toute la nuit durant dans son appartement et éplucha les parchemins papyrus et tous documents qu’il put trouver
Au matin il avait découvert une vieille recette d’un remède qui désengourdit le corps
C’était la même que celle qu’il avait déjà concoctée pour le roi
Mais avec quatre ingrédients supplémentaires
Soucieux il alla voir le monarque
M’apportes-tu le remède pour désengourdir mon corps lui dit le roi sur un ton sec
Sire répondit le savant
J’ai bien trouvé la recette mais je ne puis préparer le remède
Et pourquoi cela
Parce qu’il faut des feuilles de cubèbe et qu’on n’en trouve pas dans le royaume
Il faut aller dans le royaume du nord pour en avoir
Le roi assombrit immédiatement son regard
Et ce n’est pas tout poursuivit le savant il faut aussi des feuilles de curcuma qui ne pousse que dans le sud dans le royaume voisin
De même il nous faut du fenugrec qu’on ne trouve qu’au royaume de l’ouest et du kaloupilé qui ne pousse qu’au royaume de l’est
Le roi ne répondait rien mais le sage savait bien à quoi il pensait
Tous ces royaumes étaient ennemis d’abord de ce roi mais aussi entre eux
Comment faire alors
Le roi restait muet
Alors le savant se risqua à faire une proposition
Il faudrait envoyer des chevaliers très vaillants
Un dans chaque royaume
Pour qu’ils cueillent en secret les ingrédients qu’il nous faut
Le roi qui craignait la guerre ne voulait pas prendre ce risque
Mais sentant son corps de roche il se laissa tenter
Soit
Envoie mes quatre meilleurs guerriers chercher ces feuilles
Et vite
Une lune se passa
On avait envoyé les chevaliers les plus gaillards du royaume pour piller l’ennemi
Et ils revenaient tous victorieux
Le savant prit le cubèbe
Le curcuma
Le fenugrec
Et le kaloupilé
Les broya avec la première mixture
Et respira à fond son remède
Déjà que ces épices étaient fortes la première fois
Mais avec ces nouveautés
Rien que l’odeur lui rougit le visage
Il se hâta près du roi qui n’en pouvait plus d’attendre
Il avala goulûment le remède
Poussa un cri perçant si bien que tout le palais se boucha les oreilles terrifié
Alors le roi se dressa d’un coup sur ses jambes
Gesticula
Bougea les bras
Et se mit à danser
Sire vous voilà devenu fou
Non
Je suis heureux
Mon corps n’est plus dur comme la pierre
Je peux enfin bouger
Et le goût sire
La mixture n’était pas trop épicée
Le goût
Le roi pensait si fort à son corps
A ses membres
A sa poitrine
A son ventre
Qu’il en avait oublié de goûter le remède
Il l’avait avalé tout rond
Sans y penser
Le nez resserré
La gorge pressée
Il arrêta sa danse
Et pensa fort à la mixture
Si bien que la puissance de l’épice lui reparut en bouche d’un seul coup
Le savant avait deviné que le parfum de ce mélange épicé était remonté dans la bouche du roi et lui posa une question sur un ton compatissant
Sire
Ce n’est pas trop fort
Sire
Dis-moi quelque chose
Tu ne vas pas avoir un malaise
Si
Dis-moi
Comment est-ce
Le roi le regarda
Et dit simplement
Bon
Bon s’étonna le savant
Bon
Très bon
Délicieux
Je n’ai jamais connu pareille saveur
Voici un mélange fabuleux qui guérit le corps et enchante le palais
Tandis que le savant restait interdit le roi continua
Quand je pense à nos plats qui me paraissent si fades voilà une épice toute nouvelle formée de plusieurs autres qui leur donnerait un goût unique
Peux-tu en refaire
Certes
Il me reste bien encore quelques feuilles de chacun des quatre ingrédients
Que je puis ajouter aux autres
Alors hâte-toi
Car je veux tout à l’heure goûter nos plats relevés d’une sauce avec cette épice
A table
Le roi se régala
A chaque bouchée il poussait des oh et des ah
Il sentait dans sa bouche le mélange chauffer son palais
Rougir sa langue
Caresser sa gorge
Et donner aux viandes et aux légumes un goût nouveau
Le soir il voulut qu’on lui fasse encore un repas en utilisant cette nouvelle épice
Mais le sage vint à lui désolé
Sire
Nous pouvons te servir un repas avec cette épice
Mais ce sera le dernier
Hélas
Il ne reste que peu des ingrédients qui nous manquent
Il faudrait envoyer encore les chevaliers dans les royaumes voisins
Le roi eut à nouveau le regard assombri
Il pensait à la guerre
Qu’il ne voulait pas
Et soudain
Il s’exclama
Nous allons ruser
Peu de temps après
Les rois des quatre royaumes voisins
reçurent une invitation rédigée ainsiGrand roi
Loin de nos querelles et des tensions qui gâtent nos relations
J’ai l’honneur de vous inviter à venir déguster le festin de la paix en mon palais
Une surprise de grand goût vous y attend
Les quatre rois
Sans se consulter
Etaient des hommes du monde
Et tout en gardant en tête leur colère vis-à-vis des autres
Et forts intrigués par cette promesse culinaire
Se rendirent au palais de leur voisin le jour prévu
L’ambiance était glaciale
Les rois ne parlaient pas
Attablés dans le silence
Leur hôte souriait exagérément
Demandant des nouvelles à l’un
Posant des questions polies à l’autre
Le repas s’annonçait fort mal
Mais quand les plats furent apportés les convives furent étonnés de cette couleur ocre des sauces
Que voulez-vous nous faire manger
Ne s’agit-il pas de quelque poison
Sans vous offenser répondit l’hôte je me doutais que vous seriez méfiants
C’est pourquoi je me propose de goûter chaque plat avant que vous ne les mangiez
Et c’est ce qu’il fit
Joyeusement
Le nez rougi par l’épice
Et l’air béat
D’abord fortement intrigués
Et encore méfiants
Les rois portèrent chacun à leurs lèvres une petite cuillerée de cette sauce qui accompagnait les plats
Et soudain
Leur visage changea de couleur
Leur teint vert et méprisant se réchauffa
Ils prirent l’air béat de leur hôte
Et laissèrent sortir des exclamations d’extase
C’est chaud
C’est piquant
C’est racé
C’est puissant
C’est nouveau
Quelle merveille
Ils demandèrent tous d’où venait cette sauce et comment elle était préparée
Alors le roi n’eut aucun scrupule à conter toute l’histoire
De son mal qui l’avait paralysé aux chevaliers envoyés piller les royaumes de ses invités
Choqués d’abord
Les rois laissèrent vite retomber leur colère
Ils pensaient tous à la même chose
Si nous voulons goûter une telle sauce à nouveau il faudrait faire un geste vers les autres
L’un d'eux pris la parole
Mes chers
Je vous propose d’échanger des graines de nos arbres pour que chacun puissent faire pousser chez lui les plantes nécessaires à la réalisation de cette épice
Les autres invités acquiescèrent mais leur hôte refusa
Non mes seigneurs
Si vos arbres poussent chez vous et pas chez les autres c’est qu’il y a une raison
Vos terres sont chacune idéales pour ces plantes
Je vous propose bien mieux que tout cela moi
La paix
Faisons la paix et échangeons nos marchandises
Ainsi nous aurons tous le mieux de chacun
Le silence se fit
Mais les rois invités se rendaient compte que les querelles inutiles avaient assez duré
Qu’ils ne savaient même plus pourquoi ils se faisaient la guerre
Et que ce festin épicé était bien plus plaisant que la colère
Et c’est dans l’allégresse que les rois festoyèrent
Oubliant leurs querelles
Et mangeant abondamment les plats épicés qui les avaient réconciliés