RECITS DU GOUT: Gourmandises de l'hiver
Par
Rodolphe Corrion
Il était une fois
Dans un pays lointain où les rennes
côtoient les écureuilsUn fermier
Un homme
Très prévoyant
Et travailleur
Qui faisait en sorte de ne jamais manquer de rien
Toute l’année
Il travaillait dur
Aux champs
Prenait soin de ses bêtes
Vendait bien son blé
Mettait de côté
Conservait les aliments
Ne gâchait jamais
Et
Quand venait l’hiver
Il était toujours réjoui
Car il regardait la neige tomber au dehors
Lui dans sa chaumière
Où il faisait chaud
Et où il avait de la nourriture en abondance
Pour toute la période de grand froid
Et même
De quoi faire des gourmandises
Gâteaux et bonbons
Sucreries délicieuses
Et boissons chaudes
Il vivait seul
Et parfois se lassait de cette solitude
Mais toujours se disait qu’il valait mieux être au chaud
Que c’était le plus important
Mais un jour
Alors que les premiers vents glacials annonçaient la saison fraîche
Il y eut un drame
Terrible
Est-ce que le sort voulait punir l’homme ou est-ce que l’homme ne se souciait plus guère des coups du sort
Difficile à dire
Mais toujours est-il que sans qu’il s’en aperçoive
Un feu
Le fléau des fermiers
Un feu
Se déclara
Et détruisit sa ferme
Il revenait lui de la ville où c’était jour de marché
Et quand il arriva
Il trouva sa maison enflammée
Et même s’il fit tout pour arrêter les flammes
Il était trop tard
Le feu détruisit tout
La maison
Les meubles
Les vivres
En quelques terribles minutes le feu avait tout emporté
Choqué
Le fermier ne sut d’abord quoi faire
Et se contenta de rester immobile devant le spectacle désolant de sa ferme calcinée
Charbon fumant dans le manteau blanc de l’hiver
Puis quand il eut recouvré ses esprits
Il s’effondra
Pauvre de moi
Où trouverai-je de quoi vivre cet hiver
Et il sanglota comme un enfant de longues heures
Mais le sort lui envoya une pluie de grêle qui le sortit de ses lamentations
Des morceaux de glace gros comme des œufs de poule lui tombèrent sur le crâne et le forcèrent à se mettre à l’abri
Pas facile de s’abriter quand on n’a plus de toit
Un sapin
Seul arbre vert comme le printemps dans la forêt grise
Fut son refuge
Et là
Voyant le ciel déchaîné contre lui
Et observant la pluie glaciale éteindre les dernières braises dans les décombres de sa ferme
Il prit une décision
J’ai tout perdu mais pas la vie
Je prendrai le temps mais je reconstruirai
Les semaines qui suivirent furent terribles
Notre fermier avait élu domicile sous le sapin
Avait récupéré quelques restes de son chez lui
Et cherchait sans cesse le moyen de ne pas mourir de faim
Il trouvait des racines
Quelques petits animaux
Et parfois
Dans les décombres de sa ferme
Il retrouvait quelques restes de nourriture
Mais ils avaient le goût d’une bûche fumée par le foyer
C’était infect bien entendu
Mais notre fermier cherchait le positif
Voyons
Quand j’avais ma maison
J’aimais tant l’odeur d’une bûche dans la cheminée
Au moins l’odeur peut me rappeler ces moments paisibles
Mais pour le goût
Il faut penser à autre chose
Et il s’efforçait de faire marcher son imagination
Tantôt il rêvait à un marron glacé
Tantôt à un bonbon de chocolat
Parfois c’était une mandarine
Ou un morceau de dinde rôtie
Il pensait aux brioches et aux pains garnis de fruits secs
Et tandis qu’il mâchait il lui semblait manger toutes ces choses
Mais l’imagination avait ses limites
Au bout de plusieurs jours pour mieux sentir ces odeurs il s’approcha des chaumières voisines et respira le fumet des cuisines savoureuses tout en mâchant lentement sa nourriture calcinée
Il se promena chaque jour à la recherche de nouvelles senteurs
Et il se décida un matin à partir pour la ville
Les cuisines des maisons laissaient échapper des effluves de gâteaux et de sucres cuits
De chocolats
De volailles rôties
De ragoûts au vin
Tant et tant de saveurs que notre fermier sans ferme humait avec délectation
Mais un jour
Dans la ville justement
Il croisa plusieurs personnes qui
Comme lui
Semblaient sans logis
Sans nourriture
Ou si peu
Fou de croire qu’on peut vivre dans l’hiver glacial sans un toit
Si un jour j’en réchappe
Voilà ce que sera ma vie
Faire que l’hiver ne soit dur pour personne
Vœu pieux
Il s’en sortit
Ce fut dur
Mais il y parvint
Les beaux jours revenus il construisit un abri là où sa ferme avait brûlé
Et au bout de nombreuses lunes il retrouva sa vie d’avant
Les hivers qui suivirent notre fermier se terra dans sa chaumière reconstruite le corps près du foyer et la bouche toujours pleine de sucreries tant il avait manqué cet hiver-là
Il avait oublié son vœu et n’ouvrait guère aux vagabonds qui venaient lui demander l’hospitalité ou de quoi manger
Il était comme ces gens qui avaient connu le manque et ne juraient plus que par l’abondance
De même lui qui avait été sans toit ne voulait pas entendre parler de ceux qui n’en avaient pas
Et outre une sorte de pèlerinage au pied de son cher sapin sous lequel il s’était abrité après l’incendie il ne sortait guère et les hivers étaient des suites de collations gargantuesques
Il buvait des tasses de chocolat et mangeait des fruits déguisés à longueur de journée
Il grossissait à vue d’œil et ne prenait même plus le temps de se raser
Son hiver dans le froid avait blanchi ses cheveux et sa barbe était couleur de neige
Un soir
Alors que la neige justement tombait à gros flocons
Il entendit du bruit près de la fenêtre de sa cuisine
Il sortit la tête et découvrit quelques vagabonds
Que faites-vous ici vous autres
Nous respirons l’odeur de ta cuisine
Car nous n’avons rien à manger mais les senteurs qui s’échappent de ta maison nous réchauffent le cœur
Nous nous rappelons qu’il existe encore de bonnes choses dans la vie
Filez d’ici vagabonds avant que je ne vienne vous chasser à coups de bâtons gronda le fermier
Et ils partirent
Mais
Notre homme fut tout secoué
Il se rappela ce qu’il avait vécu et surtout sa promesse d’aider les plus démunis
Blessé il se rendit compte à quel point il avait été égoïste et comme il était devenu gras et oisif
Il élabora un plan
Plusieurs jours après
Dans la ville
On sentait une odeur délicieuse
Une odeur sucrée
De la vanille
Du chocolat
De l’orange
Des épices
Du miel
Dans les rues les vagabonds étaient alléchés
Et tout le monde se questionnait
D’où pouvait bien provenir cette odeur
En suivant le fumet quelques-uns d’entre eux sortirent de la ville et se trouvèrent en forêt
Les pins embaumaient
La neige tapissait le sol
Et sous le sapin de notre fermier on trouvait une marmite d’où s’échappait la fameuse odeur
Et ce n’était pas tout
Il y avait quantité de friandises
Des gâteaux
Des volailles rôties
Et notre fermier
La barbe blanche
Un manteau rouge
Les bottes aux pieds
Et le sourire triste d’un enfant désolé sur le visage
Les attendait
Allez prévenir vos pauvres compagnons d’infortune
Ce soir nous nous réchaufferons tous ensemble sous les branches du sapin
Les autres restaient interdits
Gros homme
Il y a peu tu nous chassais
Et maintenant tu nous invites sous ton arbre
Pourquoi
C’est dit le fermier
Que je me suis rappelé que moi aussi j’avais souffert de la faim
Et du froid
Et surtout
A force d’avoir peur d’être avec vous autres
Voulant toujours être au chaud dans l’abondance de mes biens
J’ai pensé que peut-être le goût des choses était meilleur si elles sont partagées
Alors allez chercher tout le monde
Et cette nuit
Par la force de nos chants
Et de notre appétit glouton
Nous dirons à l’hiver comme nous l’aimons s’il nous laisse au chaud
Dans le corps comme dans le cœur